Entretien avec Safinez Bousbia, réalisatrice d’El Gusto

En franchissant le seuil d’un miroitier de la Casbah d’Alger en 2004, Safinez Bousbia ne se doutait pas alors dans quelle étrange aventure, elle allait s’engouffrer. Après avoir réuni plus d’une quarantaine de musiciens chaâbi (musique populaire d’Alger) juifs et arabes confondus et séparés depuis cinquante ans, Safinez Bousbia parvient à la création d’un album en 2007. Le groupe El Gusto (« la bonne humeur ») est né. L’idée de filmer les origines de leur séparation, leurs retrouvailles émouvantes, et la culture chaâbi devient alors primordiale pour la jeune productrice, prête à hypothéquer sa maison pour concrétiser son documentaire.

Parlez-nous un peu de vos origines et de votre enfance ?

Je suis née à Alger et l’ai quittée à l’âge de huit mois. Mes parents sont tous deux Algériens mais ne vivent plus là-bas depuis longtemps. J’ai vécu un peu partout en Europe, notamment dans le cadre de mes études. J’ai fait un master en architecture du cinéma : on créait des plateaux pour la télé, le cinéma, le théâtre et j’ai choisi de continuer mon cursus en Irlande pour. Ensuite, j’ai été happée par l’univers d’El Gusto, en découvrant Alger…


Comment justement a démarré l’aventure
El Gusto ?

J’habitais en Irlande et lors d’une soirée avec une copine, on a décidé de partir à Alger et de jouer aux touristes. On se promenait dans la Casbah et là, on découvre de très jolis miroirs peints à la main. On entre pour acheter. Et le miroitier, Monsieur Ferkioui, commence à me raconter l’histoire d’un groupe de musiciens. Il m’apprend qu’il a appris la musique au conservatoire municipal d’Alger, dans une classe qui était dirigée par El Anka, le fondateur de la musique populaire chaâbi.

Monsieur Ferkioui me raconte qu’il a perdu de vue tous ses amis avec qui il avait appris la musique. Donc je décide de partir à la recherche de ces musiciens, au départ juste pour mettre en contact le miroitier avec ses amis, et non pour faire un film. Mais c’est en rencontrant ces musiciens que je me suis dit qu’il y avait une très belle histoire à raconter et à porter à l’écran.


Concrètement, ça s’est passé comment ?

J’ai commencé à chercher des producteurs et des réalisateurs. Malheureusement, tout le monde trouvait l’idée magnifique mais trop chère à réaliser. Ça n’était pas assez commercial, trop compliqué. C’est comme ça que je me suis retrouvée à le faire moi-même !

J’ai donc vendu ma maison, hypothéqué certains biens, et j’ai mis une première somme d’argent pour avancer le projet. Et à partir de là, j’ai commencé à avoir des images et les gens se sont mis à croire dans le projet et à suivre l’aventure.

« J’ai découvert un métier que j’adore et que je souhaite poursuivre ! »




Comment s’est passée l’écriture du documentaire ?

On avait prévu au début que les musiciens juifs viendraient à Alger et on a tout organisé en 2006 pour que ça soit le cas. Or, deux semaines avant le concert, il y a eu des événements à Alger et des deux côtés, c’est devenu trop compliqué pour continuer. C’était ou arrêter le film sur le fait qu’on n’avait pas pu les réunir ou rechercher de nouveaux financements pour faire un nouveau film.

Pour la deuxième fois, je n’ai pas voulu écrire. J’ai essayé juste de remonter l’histoire autrement. Parce qu’avec un documentaire, il y a plein de choses non prévues qui se passent et qui changent votre écriture.


Un souvenir de concert en particulier ?…

Ils étaient tous particuliers, ces concerts. (Rires) Marseille, surtout. C’était le premier concert. Ils n’avaient pas joué encore ensemble. On était tous dans le stress. Mais c’était super parce que le concert devait faire 1h30 et il a duré 3h30 ! Il y avait tous les gens derrière moi qui me disaient : « mais il faut qu’ils libèrent la salle ! ». Et le public est resté jusqu’au bout ; il y avait même des gens qui pleuraient. L’ambiance était vraiment sympa. Marseille était un des concerts qui m’a le plus marquée.

Il y avait aussi au concert de Bercy, le musicien qui joue du tambourin et qui prenait le public en photo. Je trouvais ça trop mignon : il faisait ça pour ramener avec lui les photos au bled et qu’il montre à sa famille et ses amis pour qui il avait joué.


Comment avez-vous choisi vos lieux à Alger pour le tournage ?

En fin de compte, j’ai écouté les musiciens me parler d’Alger pendant très longtemps. Ils me parlaient d’endroits mythiques, donc j’ai essayé de les retrouver. Pour certains, on a essayé de recréer l’ambiance de l’époque avec les musiciens, et pour ceux qui étaient fermés, on a juste tourné en dehors pour les montrer.


Les entretiens avec les musiciens ont-ils été écrits ?

Non, je les connaissais très bien et je savais comment orienter mon entretien. Mais par exemple lors du tournage chez Luc Cherki, j’avais une pneumonie sévère, lors des derniers jours de tournage. J’arrive chez Luc et je lui dit : « surtout, tu me parles, tu me parles !… » J’étais allongée sur le haut de la péniche pour ne pas tousser.


Comment définiriez-vous l’état d’esprit d’El Gusto et celui du documentaire ?

C’est très similaire, bien sûr. Quand on voit le film, certes on rigole, on s’amuse mais on pleure aussi. Et la naissance de ce projet était tout aussi douloureux que joyeux à la fois (rires) Pour les musiciens, ça représentait le rêve de rejouer ensemble, de s’exercer et reconquérir la scène. Pour moi, c’était d’aller jusqu’au bout de cette aventure. Découvrir un métier que j’adore faire aujourd’hui et que je souhaite poursuivre. Apporter aux musiciens autant que ce que j’ai reçu d’eux.


Vous souhaitez donc poursuivre dans la production et dans la réalisation ?

Tout à fait. L’orchestre tourne et a sa vie propre à présent. Je continue à rester en contact avec les musiciens. Mais de mon côté, je prépare mon prochain film qui sera une fiction, cette fois-ci. Il est en cours d’écriture donc je n’en dis pas plus (Rires).


Entretien réalisé le 30 novembre 2011 à Paris.

Plus d’infos sur le film El Gusto (sortie le 11 janvier 2012) et ses prochains concerts à Paris (le 9 et 10 janvier) au Grand Rex : https://www.facebook.com/ElGusto.LeFilm