Christophe Montenez et l’importance de l’étrangeté
Quel beau parcours déjà que celui du comédien Christophe Montenez, pensionnaire du Français depuis le 8 juillet 2014 ! A vingt-neuf ans, cet originaire de Toulouse a déjà fait sensation sur le plateau mythique de la Cour des Papes, dans une mémorable mise en scène des Damnés par Ivo Van Hove, joué en alternance Molière, Marivaux, Shakespeare, Hugo, etc, salle Richelieu. Ce qui ne l’empêche pas de poursuivre, en parallèle, l’aventure exigeante du collectif Les Bâtards dorés où il peut écrire, mettre en scène et jouer, entouré de cette « famille » qu’il s’est choisi. Dans sa loge du Français, c’est avec beaucoup d’écoute et de générosité qu’il répond à nos questions, dévoilant avec une passion communicative, ses exigences d’artiste, sa conception du métier.
Parlons d’abord de L’Eveil du Printemps. C’est déjà un pari pour un comédien : jouer quelqu’un de très jeune. Comment t’es-tu préparé à cela ?
Pour jouer un adolescent, Clément (Hervieu-Léger, le metteur en scène de la pièce, ndlr) nous a dit qu’il ne s’agissait pas de jouer l’enfance. L’adolescence, selon lui, est un endroit assez difficile à trouver. Il y avait déjà eu, par le passé, des tentatives de faire jouer ces personnages par de vrais enfants mais ils n’arrivaient pas à garder la distance suffisante par rapport au rôle.
Pour moi, il s’agissait de trouver l’endroit juste de friction entre mon adulte et mon enfant et de ne pas tomber trop dans l’enfance pour garder une certaine crédibilité.
Ensuite, j’ai travaillé un peu à l’intuition. Très vite s’est dessiné, si je puis dire, un caractère. Cette naïveté, cette vélocité à attraper les choses et à se poser des questions, à ne pas laisser le temps de la réponse ou du questionnement intérieur.
Moritz, c’est quelqu’un, très vite, qui ne dort plus, qui est anxieux. Ces gens-là sont un peu maniaco-dépressifs avec des phases très up puis très down. Notamment dues à toute cette tension née de l’idée qu’ils se font de la pudeur, de la morale inculquée par leurs parents, de l’enfermement de cette jeunesse qui voudrait tant s’exprimer, sortir.
Est-ce que c’est facile justement de jouer le ressenti, de revenir dans cet état où l’on est complètement à fleur de peau ? Est-ce que cela se fait inconsciemment sur le plateau pour le comédien ?
Avec ce personnage-là, il y a d’abord une rencontre. J’ai un grand plaisir à le retrouver tous les soirs parce qu’il m’amène toujours un peu ailleurs. Il se raconte toujours un peu différemment, même s’il y a, bien sûr, la mise en scène de Clément à respecter.
Il faut garder cet état d’enfance, à la fois d’émerveillement, de non-réflexion et se laisser trimballer dans des états, des larmes aux rires. Etre assez poreux à ce qui va se passer.
Mais il y a toujours un contrôle de l’acteur, c’est sûr. Toutefois, c’est un plaisir, un grand saut, ce personnage-là, parce qu’il permet une sorte de parcours assez sidérant : il se passe plein de choses en lui. Au début, à la lecture, il est touchant. On le sent un peu comme un jeune héros romantique, doué d’une sorte de mélancolie. Mais on est intelligents, nous, lecteurs : on sait que quelque chose de terrible va lui arriver. Le but, évidemment, c’est de ne pas jouer ça seulement et de retenir cette dimension tragique le plus tard possible, jouer aussi les petits moments de joie, l’envie de vivre intense de ce personnage.
Il y a dans ton interprétation un engagement physique incroyable, à travers ce personnage en tourment, on a l’impression que tu as tout donné à la fin quand le rideau tombe…
C’est un travail qui se fait un peu comme ça, par phases, au plateau. C’est très important pour moi de trouver le personnage par le corps. C’est ça qui va m’amener d’ailleurs à lui plus que par la pensée. Le travail aussi sur la voix est important pour moi. Bizarrement, c’est comme ça. Je travaille un peu comme un vieil acteur (rires). Maintenant on vit plutôt dans une école d’acteurs (que j’admire aussi) où l’on joue dans le concret, dans la pensée, dans le sens. J’ai l’impression pour moi, que je m’ennuie si je joue simplement « moi », même si c’est toujours ce qui se passe, au fond.
J’apprends aussi par rapport aux représentations où il y a trop d’engagement : faire attention à ne pas basculer dans un truc trop hystérique. Et, dans le trop plein de l’enfance, c’est arriver à choper le contrôle de ça pour ne pas faire des trucs qui paraitraient trop bizarres, ou juste un peu monstrueuses.
« Clément arrive avec un regard plein d’amour, de fascination pour les acteurs et ça porte. »
Comment pourrais-tu décrire le travail de metteur en scène de Clément Hervieu-Léger ?
C’est pour moi l’un des meilleurs directeurs d’acteurs. Il travaille beaucoup en amont. Il y a toujours cette semaine de débrief où dans un premier jour, il va expliquer le contexte de la pièce, l’histoire, l’historique, où il veut emmener la troupe. Il sait parler aux acteurs car très vite il raccroche l’histoire à du jeu. Ça nous parle, on peut rêver à ça.
Après, il y a la lecture, là aussi, idem, je ne sais pas comment il fait : il a une véritable pensée du texte. Cette période de lecture est hyper éclairante, intense et permet de cabler les choses. Par exemple, si je propose une lecture un peu terne, triste de Moritz, il me dit : « non, au contraire ce sont des gens pleins de vie ! » C’est un élément important, je le note pour le jouer au plateau. Et sur le plateau, justement, il fonctionne beaucoup avec le corps dans l’espace, avec des tableaux, des images. Une fois qu’il a vraiment ce qu’il veut, à l’intérieur de ça, nous, on est libres !
Il bouge très vite sur le plateau et jusqu’à présent, je n’ai jamais remarqué une seule erreur de pensée ou de direction. Il est à l’écoute de la moindre de nos interrogations et nous propose tout de suite une solution. Il réenclenche à chaque fois les bons moteurs intérieurs. C’est quelqu’un qui instaure de la confiance et nous, acteurs, on devient alors indestructibles.
Et lui, c’est vraiment sa force : d’accompagner, de ne pas freiner, d’encourager au bon endroit. De construire. Et avec tout le monde, qui plus est ici, où jouent 24 comédiens. Il arrive avec un regard plein d’amour, de fascination pour les acteurs et ça porte. C’est quelqu’un de très porteur, de sain dans le travail, de simple aussi. C’est assez rare de réunir toutes ces qualités…
Petit flash-back, quel souvenir gardes-tu de la première représentation des Damnés dans la Cour des Papes ?
J’ai vécu ça un peu comme un grand sportif, toute cette série de représentations. Et la première comme faisant partie d’un tout, avec la séance de filage avant, la séance photos qui m’avait aussi beaucoup impressionné avec toute cette presse. Je ne sortais pas de l’hôtel, je vivais juste pour ce moment-là. Je buvais un verre et je rentrais. J’avais peur de faire la fête avec les amis le soir et peur de ne pas être dans le même état d’esprit le lendemain. Je faisais des insomnies la nuit parce que c’était quand même tellement intense !
Est-ce qu’on peut beaucoup discuter avec Ivo Van Hove ?
C’est un homme de peu de mots. Il marche beaucoup par images. Il amène à se dépasser. Avec un discours qui pourrait paraître très enfantin même s’il est, en fait, très précis, car construit en amont. Ses directions de jeu sont très simples mais vont droit au but. C’est très intéressant de bosser avec lui parce que ça va très vite aussi.
Comme Clément, il a un regard périphérique. Il sait gérer tout en même temps : le comédien, l’image qu’il a sous les yeux (donc la scéno), la musique, la vidéo. En tant que comédiens, on a vraiment la sensation de faire partie d’un tout. Et même si notre scène capote, le système est tellement fort qu’à la rigueur, le spectacle continue, the show must go on…
« Au théâtre, ce que j’aime par-dessus tout, c’est faire l’expérience d’une famille. »
Vas-tu revenir à Avignon cette année avec ta compagnie ?
Je n’y serais pas moi-même car je serai à New York pour jouer dans Les Damnés. Les Bâtards Dorés y seront et je m’en réjouis. Justement, cette semaine, je répète avec eux. On retravaille notamment une partie du spectacle qui ne faisait pas l’unanimité pour les gens et pour nous, non plus. On va le proposer au Gymnase du Lycée Saint-Joseph en juillet à Avignon. On s’appellera et ils me feront des débriefs.
Comment travailles-tu avec cette compagnie ?
L’expérience de ce collectif Les Bâtards dorés, c’est très important pour moi dans mon équilibre d’artiste parce que, dans ce cadre, on fait vraiment tout ensemble : on joue, on met en scène, on écrit. C’est une place qui n’est pas forcément donnée ici, au Français, parce qu’on est d’abord « outil comédien », comme participant à cette grande machine. Et c’est super, j’adore jouer ! C’est quand même le cadeau de cette institution où l’on reçoit de vraies propositions et où je suis vraiment aux anges.
Mais à côté de ça, je trouve important pour se positionner dans son envie de théâtre de voir à quel endroit on en est artistiquement, quel théâtre nous parle, quel théâtre on a envie de bâtir aussi. Je pense que pour un comédien, c’est important de faire l’épreuve de ça : se frotter à de la mise en scène. Ça permet d’aborder le métier de comédien différemment. Ça apporte de l’indépendance de jeu, de regard, de construction de ces personnages aussi. Ça n’est pas irrévérencieux non plus. Parfois, des metteurs en scène ne nous suffisent pas…
Tu as besoin de te nourrir aussi autrement…
Oui. Et avec ce groupe, riche de plein d’expériences diverses. Chacun apporte au groupe et en même temps dans ce collectif, il porte vraiment bien son nom parce qu’on avance non pas « à la démocratie » mais à l’unanimité. Si quelqu’un n’est pas d’accord avec quelque chose ou ne comprend pas quelque chose ; on attend d’être tous les cinq en phase. Ça veut dire aller très loin dans la discussion et encore une fois, c’est faire l’expérience, que j’aime par-dessus tout, d’une famille.
Comme avec Clément : faire des choses dans le temps, les asseoir. Je trouve ça beau ces comédiens qui sont des « habitués » de metteurs en scène. Après, il y a des moments où il y a des scissions ou des choses se cassent pour mieux se retrouver peut-être plus tard mais j’aime bien faire l’épreuve des choses dans le temps. C’est un peu pour ça que je fais ce métier aussi.
Le cinéma commence à te faire les yeux doux, quel souvenir gardes-tu du film de Laurent Tirard, ton premier long métrage ?
J’ai beaucoup aimé travailler avec cette équipe-là. Et ça a été vraiment une très belle rencontre avec Jean Dujardin.
J’ai aimé qu’à la base le rôle que je dois défendre, à l’écriture, soit un peu terne. C’est un peu l’office du second rôle jeune premier, de rival, mais classique. Puis, il y a une scène qui met un peu la puce à l’oreille ; où l’on pressent qu’il est un peu nouille, bêta, décalé. Et à la lecture, j’ai vu que ça faisait bien rire mes camarades de partir là-dessus et d’en faire quelqu’un d’un peu lent pour avoir ce retournement à ce moment-là de l’intrigue. On a fait aussi un petit peu d’impros au plateau avec Jean. On a beaucoup ri parce que Jean est un grand déconneur de première et on s’est bien reniflé, on s’est beaucoup apprécié dans les petites scènes qu’on pouvait avoir ensemble.
« Ce qui compte, c’est l’étrangeté du personnage. »
C’est un personnage secondaire mais qu’on remarque, en fait !
C’est chouette, en effet. Mais ça rejoint ce que je pense aussi avec le théâtre, ce qui compte, c’est l’étrangeté du personnage. Au théâtre, je suis intrigué surtout par les « personnages pas normaux », qui possèdent ce petit décalage, corporel ou non. Leur part de petit mystère me plait parce que ça me permet de me raconter mieux l’histoire. Comme une porte d’entrée dans un conte ou un tout autre monde. J’aime bien voir des mondes s’ouvrir à travers les gens.
Parce que je trouve que même dans la pensée ou raconter un texte ou le mettre en scène, je trouve que ce qui me parle le plus à chaque fois, c’est de se décaler du propos pour mieux le faire entendre.
Est-ce que tu as le trac ?
Oui, le trac des premières. Au bout d’un moment, j’ai toujours le trac mais qui peut se changer en bon trac. Je pense que le trac est important. Quand on ne le ressent plus, je pense que ça craint un peu. Je peux être traqueux mais pas au point d’être empêché, déstabilisé et de faire n’importe quoi. Je croise les doigts, pour l’instant…
Même avec des metteurs en scène qui me brimeraient un peu, j’arrive à trouver mon endroit de plaisir dans le jeu. Ce qui me fait toujours peur avec le trac, c’est de me dire : est-ce que je pourrais retrouver en moi ce que j’ai pu faire en répétitions, en toute liberté et en espérant que ce trac-là ne va pas éteindre ça ou transformer un peu le spectacle.
Quels sont les auteurs qui te touchent, pas forcément au théâtre ?
J’adore Dostoïevski, Pessoa, Duras… Ce que j’aime dans la lecture de ces auteurs, c’est le sentiment que quelqu’un écrit à ma place et va décortiquer des sentiments, des impressions, des états d’âme. Ce sont des sensations très physiques et intimes, innommables. Et eux me le définissent avec poésie, mystère et étrangeté, encore une fois, décalage. Ils me racontent, m’aident à me définir ou à nommer des choses en moi que je ressens. Ils m’aident à me dire que je ne suis pas tout seul. J’aime au théâtre comme dans tous les autres arts, sentir qu’on fait tous partie de la même famille, de la même espèce et qu’il faudrait s’en souvenir quand même plus souvent pour éviter de faire des conneries un peu partout. Ce sont des auteurs qui communiquent ça, qui me font me sentir moins seul.
Et côté acteurs ?…
Là tout de suite, d’instinct, j’en ai deux : Pascal Reneric et Xavier Gallais. Je me sens en tout cas dans la lignée de ce type d’acteurs. C’est un peu prétentieux, peut-être, mais en tout cas, j’essaie de tendre à leur génie.
J’ai vu Pascal Rénéric dans les Macaigne, dans L’Idiot et dans le Hamlet, je le trouve génial, très drôle, très sensible, engagé physiquement. Ce qui pourrait le définir c’est un truc d’évidence, d’engagement total et de ludique, comme voir un enfant qui joue dans un bac à sable.
Et pour Xavier Gallais, ce serait ça aussi. Avec cette étrangeté dont on parle. C’est un acteur qui est très sensible et qui a plein de mystère. Il est une sorte de panthère : imprévisible, ultra-sensible, un peu félin, féminin, très viril aussi. Un acteur caméléon qui se balade là-dedans avec toujours quelque chose de particulier, bien à lui.
Et parmi les actrices qui me viennent là, à l’esprit, je pense tout de suite à Adeline d’Hermy, qui est une superbe actrice. Je la vois travailler et, pareil, je me répète, elle a quelque chose d’étrange dans ce corps, dans sa voix, dans cette façon de faire du théâtre et en même temps dans un engagement très fort.
Un grand merci à Christophe Montenez et à Vanessa Fresney qui ont permis que cet entretien ait lieu. Christophe Montenez est actuellement à l’affiche de L’Eveil du Printemps de Frank Wedekind, dans une mise en scène de Clément Hervieu-Léger, jusqu’au 8 juillet 2018.