Un savoureux Cocteau au pays des sabres et kimonos
Il est très émouvant ici de constater combien Jean Cocteau, soixante ans après sa mort, continue d’inspirer les metteurs en scène et qui plus est ici, la jeune génération, en la personne de Paul Goulhot. Dans l’intimité du Studio Hébertot, non loin du Théâtre Hébertot où la pièce fut créée en 1946 avec Edwige Feuillère et Jean Marais, cette adaptation nous fait réentendre l’incandescence du texte, en la transposant dans un univers asiatique réjouissant d’onirisme.
Veuve encore vierge, la reine reçoit la visite d’un jeune poète anarchiste venu pour la tuer, symbole pour la monarque de la mort qu’elle attend. Alors que plane l’inéluctable et tragique destin, l’assassin s’avère être le sosie du roi autrefois tant aimé. De plus, en dépit de la mission qui lui a été confiée, le poète est incapable de tuer la reine parce que, de loin, il l’a toujours secrètement aimée.
« Nous sommes un aigle à deux têtes… et si on coupe une tête, l’aigle meurt… » affirme la reine au poète Stanislas dont elle vient de tomber amoureuse. La poésie et le pouvoir, le couple idéal selon Cocteau pour faire avancer le monde. Idéal et maudit à la fois. L’intrigue imaginée par Cocteau se déroulait dans un château isolé autrichien. La reine, personnage éminemment romanesque et romantique à la fois, lui avait été inspiré du personnage-même de Sissi, l’impératrice rebelle.
Dans le cadre de cette pièce avant tout tragique, les répliques cinglantes fusent sur la singularité du poète dans la cité, vécue par Cocteau aussi comme une souffrance : « Le vrai drame, c’est la distance et que les êtres ne se connaissent pas. » Ou bien encore : « Ne ressembler à rien. Ne ressembler à personne. Il n’existe pas d’éloge qui puisse me toucher davantage. »
Un duel de tous les instants judicieusement exploité
Et c’est à cette pièce si personnelle et si injustement méconnue (malgré son brillant casting initial et son adaptation cinématographique par son propre auteur) que Paul Goulhot, dans cette première mise en scène, décide de se frotter.
Un projet diablement ambitieux mais qu’il relève haut la main : avec sa musique onirique, ses décors élégants projetés et animés, traduisant la splendeur de ce palais asiatique, la beauté des costumes (notamment ceux portés par la reine).
Cette mise en scène respecte ici le rythme de duel permanent exigé par la pièce : entre la reine et le poète, entre les courtisans, entre le chef de police et la reine ou Stanislas. Cette variation de duels, Paul Goulhot sait parfaitement l’exploiter pour mieux révéler les roueries des coulisses du pouvoir derrière l’élégance des lieux et un protocole respecté au cordeau.
Face à un poète « ange de la mort », touchant, amoureux et tourmenté, très justement interprété par Jérémy Brige (seul acteur non asiatique de la distribution), Huifang Liu brille de mille feux dans ce rôle très exigeant de la reine. Un défi hautement relevé d’autant plus que la langue française n’est pas la langue maternelle de l’actrice. Son léger accent sert à merveille la singularité et l’autorité naturel de son personnage. Autour de ce couple flamboyant, les acteurs incarnant les domestiques zélés avec tout l’humour et la poésie souhaitée par Cocteau.
Au pays des sabres et kimonos, la « poésie de théâtre » chère à Cocteau est, qui l’eût cru, particulièrement savoureuse.
L'Aigle à deux têtes De Jean Cocteau Adaptation et mise en scène de Paul Goulhot Avec Huifang Liu, Jérémy Brige, Olivier Ho Hio Hen, Maïko-Eva Verna, Bounsy Luang Phinith Studio Hébertot - Dimanche à 19h et lundi à 21h - jusqu'au 16 avril. Réservation : 01 42 93 13 04