Avignon 2023 by Stefania Ritz
Envoyée spéciale pailletée et écossaise, Stefania Ritz a voulu ici nous partager sa belle aventure avignonnaise.
ASMANTI ET WELFARE
Rendre la visibilité aux exclus tout en questionnant le rôle de l’Etat et l’inégalité de traitement dans la société, voici ce qui définit le trait d’union entre les pièces Welfare et Asmanti : le miroir qui existe entre le ghetto de New-York et la France des quartiers populaires.
Welfare de Julie Deliquet est la mise en scène phare qui a ouvert le 77e festival d’Avignon au Palais des Papes, l’espace étant assez large pour un match de Roland Garros, avec des spectateurs en face, comme s’ils attendaient une prochaine dose de vaccin dans la scène en forme de gymnase.
Inversement l’espace noir, minimaliste et intime aux Hivernales du Festival Off, les cinq artistes de Asmanti (« mon ciment en arabe ») montrent la diversité de la danse et du genre avec très peu de texte, souvent inspiré des mots du rap.
La Cie Hylel dirigée par la chorégraphe Marina Gomes reprend les influences des années 90 (clin d’oeil surtout à La Haine) tout en maintenant fermement les liens avec le présent.
Là où Welfare s’inspire des années 70 du film du grand documentaliste Frederick Wiseman, se déroulant dans un centre d’aide sociale à New York, le texte en français, on a l’impression qu’on regarde la réalité, si jamais on a dû prendre un ticket et faire la queue dans un centre administratif ou même la salle d’attente d’un cabinet médical. Le grand espace renforce l’effet que tout le monde est censé connaitre les histoires de chacun, et en mode exaspéré que l’on voit souvent à l’aéroport.
Les scènes sont drôles, même hilarantes, à la fois émotionnelles, écœurantes, tragiques. Le plus intrigant de ce spectacle de Julie Deliquet est à quel point on doit éprouver nos limites. On est forcés à s’impliquer, à remettre en cause notre positionnement.
Face aux toxicomanes qui réclament plus d’argent et refusent de chercher du travail à nouveau, face à la femme avec quatre enfants qui veut effacer tous les dossiers précédents au nom du père avant qu’elle accouche de son prochain bébé, face à la violence provoquée par plusieurs vieillards ou maladies, maîtrisés ensuite par le policier qui nous surveille et assure notre sécurité depuis le début. Pendant la prochaine pause, tandis que les assistants sociaux prennent leurs déjeuners, on voit les pleurnicheurs entre eux, rendus soudain plus humains et réconfortés, à l’abri avec des gens semblables qui partagent leur état précaire, écoutant une musique reposante ou jouant au basket.
C’est dans ces moments là que l’on observe (au moins de loin) l’absence des jeunes dans ce spectacle, au contraire de la proximité cinématographique du spectacle Asmanti (Midi-Minuit) où l’on saisi le pouvoir d’un langage politique et universel dans toute la beauté du geste ainsi que l’attente de la jeunesse des quartiers populaires incarnée sur scène. Avec une mise en abime dansée, énergétique et très réussie sur la musique, telle celle de Bob Marley No more troubles, ces 30 minutes sur scène sont à vivement recommander.
La connexion entre le corps dansé et l’inspiration du quartier qui est rendu vivante par l’équipe sur scène est un pont que Marina Gomes veut créer par la danse entre les différents milieux sociaux. Jamais l’acte de s’asseoir n’a procuré un tel sentiment d’énergie et de vitalité.
En revanche, Welfare nous présente la théâtralité de la vie en presque 3 heures de durée où la paix et le silence sont vite brisés par la violence des mots d’un vétéran de guerre qui nous laisse dégoutés, incitant même plusieurs spectateurs à quitter la salle – soit par “le scandale” des mots racistes qu’ils entendent, soit par leur indifférence aux laissés-pour-compte incarnés dans la Cour d’honneur.
On doit bien surmonter le syndrome FOMO (la peur de manquer quelque chose) à Avignon, mais je suis surtout reconnaissante de ne pas avoir raté ces deux merveilles le même jour.
HEDWIG AND THE ANGRY INCH : MEMORABLE PRESTATION DE BRICE HILLAIRET
Alors, après une journée de quatre spectacles d’affilée à Avignon, j’avais le sentiment d’entrer dans une salle où j’avais passé mes années d’ado dans la fosse d’un ancien donjon d’Ecosse.
Surtout quand les musiciens ont dû rappeler au barman de fermer la porte d’entrée, j’avais alors eu peu l’impression d’être au début d’un concert, dans un vieux bar de ‘ploucs’.
Donc, quand Hedwig, blonde choucroute aux longues jambes arrive sur scène en prononçant ce même mot de mon vocabulaire appauvri ‘PLOUCS’ dans son magnifique français habillé d’un accent allemand, j’ai dû vite ravaler mes paroles. Et il y avait quelque chose dans cet atmosphère de Twin Peaks, Cherry Pie, d’ailleurs… et la magie d’Avignon recommença à nouveau.
Sans oublier de parler de la musique et de ses instrumentalistes caricaturaux surdoués qui se réchauffent spectaculairement tout au long de ce voyage queer unique, on pense nostalgiquement à l’humour d’Absolutely fabulous à la Rocky Horror Picture Show, tout autant qu’aux rappels cultes: Bowie, Iggy, Siouxie, Blondie, et bien d’autres hommages à Nico, Yoko et Tina Turner….
Les paroles de chansons sont principalement en anglais sur la bande originale de Stephen Trask et traduites tout en haut de notre salle intime à la verticale, avec une précision et drôlerie en français – sans compter les faux-amis dilatoires, foireux, éparpillés d’Hedwig qui rendent ce spectacle hilarant, drôle et touchant en racontant son histoire depuis Berlin-Est, sa fuite en Amérique suite à une opération pour devenir femme, juste avant la chute du mur.
En attendant, on comprend aussi que la porte au fond de la scène donne sur la place du Palais des Papes où un plus grand concert avec une foule énorme est en train de se dérouler.
Hedwig l’ouvrira à plusieurs reprises pour se lamenter sur l’amour qu’elle a partagé avec l’ado Tommy Gnosis, voleur de toutes ses chansons et où leur tragique histoire est rendue plus évidente par les gros titres et images paparazzi projetées au mur. Elle fermera cette porte d’un seul coup pour revenir à son groupe The Angry Inch et pour chanter au sujet de cette personne qu’elle a choisi pour âme sœur.
J’ai trois recommandations avant d’assister à ce spectacle dont j’ai déjà tellement hâte d’en devenir groupie.
Recommandation numéro 1: ne lisez rien sur ce spectacle ou vous allez tomber sur des spoilers et le fait qu’il existe déjà un film américain de 2001 qui vous servira peut-être de révélation après.
Recommandation numéro 2: ne prenez pas de photos. Entrant le théâtre du Rouge Gorge j’ai vite voulu immortaliser les stars de rocks en paillettes et chaussures compensées, sauf qu’un mec bien bourru et barbu d’un œil furtif est vite sorti des coulisses pour nous rappeler dans un français presque incompréhensible que « pas de photos possibles ni au début ni à la fin du spectacle. » Par la suite, on a tous compris pourquoi. Clin d’œil.
Recommandation numéro 3: faite attention quand Hedwig fait une pause cigarette, genre mange-nuage…
Jusqu’au 29 juillet – au Théâtre Le Rouge-Gorge – Place de l’Amirande – 84000 Avignon – Réserver www.lerougegorge.fr – 04 84 51 24 34
UNE OPERETTE A RAVENSBRÜCK & GUERRE
Une opérette à Ravensbrück de Germaine Tillion et Guerre de Louis-Ferdinand Céline. Voici deux représentations du conflit, de guerre mondiale, montrant les moyens de survie différents avec des interprétations théâtrales marquantes.
A 10h30 je suis en liste d’attente et fin de queue au Théâtre du Chien Qui Fume pour voir l’opérette attendue de la Compagnie Nosferatu. Germaine Tillion était ethnologue de profession et grande résistante française, ayant été déportée au camp de Ravensbrück en fin octobre 1943 sous le régime Nuit et brouillard, c’est à dire condamnée à disparaître sans laisser de traces.
Au sein du camp avec ses camarades femmes de Résistance, elle a écrit un texte qui s’appelle Le Verfügbar aux Enfers, avec une dérision unique pour décrire la condition de détenue « disponible et corvéable à merci ».
Dès le début, on voit ces cinq femmes sur scène habillées en maillot de bain pour nous accueillir à leur spectacle avec toute humilité, autant de couleur et d’esprit « paillettes » à leur disposition. Une voix masculine nous rappelle que l’opérette est la reprise à la lettre du texte rédigé et inspiré grâce à chaque bout de papier et crayon qui aurait été caché, chapardé, chanté et chuchoté par ces femmes prisonnières. Le personnage du conférencier naturaliste donne au spectacle une atmosphère d’enregistrement en direct de maison de disques ou d’une diffusion radio, où les femmes, en dépit de leurs talents et intelligences, devront subir les insolentes remarques de l’ethnologue qui les traite comme une espèce en voie d’extinction, d’extermination par la chambre à gaz.
Avec un humour taquin, une panoplie magistrale de mouvement, de chant, de jeux de mots et du langage et d’instruments de musique ; sans parler de l’ « improvisation » d’un voyage en voiture luxueuse, qui nous aide à comprendre à ces moments-là, leur résistance par le rire et la joie à l’horreur des camps.
Alors que Germaine Tillion a pu mettre une distance d’un mode très posé, varié, même pédagogue pour rendre le contenu de guerre plus léger, Guerre de Louis-Ferdinand Céline sous forme de monologue intérieur, interprété par Benjamin Voisin, nous laisse scotché autrement. On a l’impression d’assister à une séance fantasmagorique avec le manuscrit inachevé, retrouvé presque 90 ans après sa rédaction, duquel le vol et la réapparition restent toujours un mystère.
Grâce à une lumière écarlate crépusculaire, on vit « au front » où Céline se trouve après la bataille parmi les morts, couvert de boue et de sang avec des blessures insoutenables. On croirait écouter un ivrogne en train de raconter ses pires souvenirs. Trépané après cet épisode, Céline souffrira de ses migraines jusqu’à son dernier souffle. Le jeu de Benjamin Voisin nous tétanise en mêlant les registres du langage du populaire argotique militaire à l’accent d’un soldat anglais qu’il rejoint dans un hôpital à la campagne.
Il imitera les femmes autant que les hommes, avec un dégout en particulier pour ses parents.
Ce qui frappe avant tout, c’est l’omniprésence des références au sexe dans son texte, surtout quand il parle comme son copain proxénète Cascade, une misogynie entière livrée avec une telle forme de mauvais esprit qui nous fait renoncer au rire. Toutes ces voix portées par un seul acteur pour que nous arrivions à la question : Que représente pour un véritable homme d’honneur d’avoir servi dans la guerre ? D’autant plus posée pour Céline, a-t-il vraiment survécu à la guerre ? Ou est-ce qu’une partie de son âme, la meilleure, aura ici été emportée pour de bon ?
Une opérette à Ravensbrück, du 7 au 29 juillet 2023, au Théâtre du Chien qui fume, 75, rue des Teinturiers – 84000 Avignon. – www.chienquifume.com – 04 90 85 25 87
Guerre, du 7 au 29 juillet 2023, au Théâtre du Chêne Noir – www.chenenoir.fr – 04 90 86 58 11