Babylon : une dinguerie de film
Cela faisait quinze ans que ce projet pharaonique de raconter le Hollywood des années 1920-30 trottait dans la tête du scénariste et réalisateur franco-américain Damien Chazelle (le plus jeune détenteur de l’oscar de réalisateur, pour La la land, en 2017). Avec Babylon, véritable claque cinématographique sur le fond comme sur la forme, c’est chose faite. Avec en tête, un Brad Pitt étincelant.
Peut-être est-il bon de rappeler ici, avant de plonger dans le récit de cette passionnante aventure cinématographique, la signification mythologique de la ville de Babylone, dont il ne reste aujourd’hui que des ruines en Irak. Babylone est restée surtout dans les esprits comme le symbole de la ville prospère qui sombre dans la luxure et la décadence la plus totale.
Cette ambiance d’immoralité et de complète dépravation, Damien Chazelle choisit de la transposer à cette période méconnue du cinéma muet américain des années 20, alors en plein essor. D’emblée, la caméra nous la révèle dans toute sa rage et sa folie, et ce dès les premières minutes. Hollywood se crée littéralement au milieu de nulle part. En plein désert. A cette époque, Los Angeles est encore une sorte de village balbutiant et les studios de tournage n’existent pas. D’une trentaine de minutes cette débauche visuelle et sonore est ici loin d’être gratuite.
Naissance et renaissance du cinéma américain
Les recherches historiques pour ce film ont bel et bien révélé la sauvagerie de ces premières années de tournage où les figurants et cascadeurs peuvent chaque jour mourir pour les besoins d’une seule prise qu’il faudra refaire encore et encore. Car les films tournés exclusivement en extérieurs sont tributaires de la lumière naturelle et des caméras qui parfois sont détruites en plein tournage, dans le feu de l’action d’une scène de combat.
L’histoire de ces années du cinéma muet et de ce passage tumultueux vers le cinéma parlant, à la fin des années 20 est racontée à travers le regard de Mannie Torres (Diego Calva), jeune régisseur et poète dans l’âme qui rêve « d’en être », prêt à tout pour cela.
Il tombe amoureux de la volcanique comédienne Nellie LaRoy dont le film raconte l’ascension puis la chute tragique (inspirée de la vie de nombreuses starlettes de l’époque). L’interprétation de Margot Robbie est magistrale, totalement investie dans son personnage de comédienne-aventurière, tour à tour incendiaire, sans foi ni loi et secrètement meurtrie, victime du regard constamment sexiste et concupiscent de son époque.
Composé d’une galerie de personnages phénoménale, ce film met en scène, à travers une écriture psychologique très riche et nuancée, cette soif de célébrité, de création tous azimuts en même temps que cette consommation complètement dingue de cocaïne, d’alcool et de sexe à outrance. A tel point que l’appellation des « années folles » caractérisant cette époque apparaît ici comme bien fade.
Brad Pitt, au sommet de son art
Au sommet de cette montagne de débauche, il y a Jack Conrad, véritable star de cinéma adulée et charismatique au possible. C’est tout simplement le roi de ces lieux. Un peu comme dans Gatsby le Magnifique, on attend avec impatience son arrivée à l’écran. Dans ces soirées d’orgies, comme sur les plateaux de tournages et en coulisses, il évolue avec son élégance nonchalante, un verre de whisky à la main.
La caméra le révèle d’abord glamour, cinégénique de tous les plans, se mariant pour un oui, divorçant pour un non, parlant un italien des plus artistiques. Curieusement, ce n’est pas lui le personnage le plus dépravé de tous. Victime de cette célébrité dévorante, puis d’un désamour progressif du public, il ne s’en remettra pas.
Qui d’autre que Brad Pitt pour jouer un tel rôle ? Ce dernier l’interprète tout en nuances, entre vécu, création et récréation. Il lui apporte aussi, au fil du récit, et par de savantes petites touches, une sorte de secrète candeur et de mélancolie. Derrière le masque de l’arrogante célébrité, beaucoup d’autres émotions bouillonnent en lui.
Un combat de boxe haletant avec le spectateur
Dans La la land (en anglais américain, l’expression « La La Land » désigne le quartier de Hollywood à Los Angeles, ainsi qu’une situation déconnectée de la réalité), Damien Chazelle rendait déjà hommage d’une certaine façon à Hollywood sous la forme d’une comédie musicale romantique.
Ici le réalisateur et scénariste va plus loin, filmant, dans un 35 millimètres archi léché, la sauvagerie et la cruauté de ce septième art à ses débuts, en même temps qu’il ne cesse de captiver son spectateur (qui ne voit pas passer les 3H09 du film!), par son sens du récit, de ses méandres et surprenants rebondissements.
Pour mieux peut-être lui demander, lui spectateur, qui est-il aujourd’hui par rapport au cinéma ? Qu’en attend-t ’il encore après ce premier siècle d’aventures, après le covid aussi et le confinement ? Comment le consomme-t ’il dorénavant ? En retournant régulièrement dans les salles obscures ou en le « snackant » distraitement en streaming sur sa télé, ordi ou pire son écran tout riquiqui de téléphone portable ?
Une chose est sûre, Babylon est un chef-d’œuvre. Une dinguerie de film. Au sens propre comme au sens figuré. Une ode viscérale au cinéma. Allez, on y va ?
Babylon Ecrit et réalisé par Damien Chazelle Avec Brad Pitt, Margot Robbie, Diego Calva, Tobey Maguire, Jean Smart... Sortie le 18 janvier