Entretien avec Laurent Muhleisen, conseiller littéraire à la Comédie Française (1ère partie)
Dans les programmes distribués au Français avant chaque spectacle, figure depuis douze ans le nom de Laurent Muhleisen, conseiller littéraire. Un métier de l’ombre, passionnant, forcément. Un jeudi sous la neige, j’ai tenté d’en apprendre plus à ce sujet…
Parlons d’abord de votre tâche au sein de la Comédie Française ?
Comme certaines personnes dans cette maison, je suis un peu un élément souterrain. Je travaille en amont sur les spectacles qui se préparent ici, et parfois, au cours de leur exploitation. Le titre de mon poste est « conseiller littéraire ».
C’est Muriel Mayette qui m’a engagé, tout au début de son premier mandat, il y a une douzaine d’années : ce qu’elle attendait de moi, principalement (et je garde cette fonction aujourd’hui), c’était que j’explore pour cette Maison le répertoire des textes contemporains, en langue française ou en traduction ; une de mes tâches est, en conséquence, d’animer un comité de lecture – le Bureau des Lecteurs – et d’organiser des lectures publiques, dans le but d’alimenter la réflexion de l’administrateur sur la programmation de textes contemporains dans cette maison ; parallèlement, je nourris les dossiers de presse et les documents relatifs aux spectacles (les programmes des pièces) d’entretiens avec des metteurs en scène, et des fruits de recherches dramaturgiques. Il arrive aussi que l’on me demande d’intervenir au tout début d’un travail de répétition d’un spectacle, lorsque les comédiens sont réunis pour le « travail à la table » avec certains metteurs en scène.
Comme vous avez pu le voir, on me sollicite également pour animer certaines rencontres, comme ce « Grenier des Maîtres » avec Renato Bianchi qui m’a fait doublement plaisir, d’une part parce que Renato a travaillé très longtemps dans cette maison, et qu’il avait beaucoup de choses à raconter, d’autre part parce que j’ai beaucoup d’admiration et d’affection pour lui.
Comment êtes-vous vous-même entré à la Comédie Française ?
Mon parcours entier est une succession de hasards. Maitrisant bien la langue allemande (je suis au départ traducteur d’allemand, spécialiste du répertoire contemporain d’Outre-Rhin) et l’histoire du théâtre dans le monde germanique, j’avais été embauché par Jean-Pierre Miquel, en 1997, pour assister un metteur en scène allemand du nom d’Alexander Lang, qui était venu monter Nathan le Sage. Ma tâche était de faire le lien entre son travail et certains services de la maison.
J’ai donc travaillé quatre mois durant dans la salle Richelieu et j’y ai rencontré en certain nombre de gens que j’ai retrouvé neuf ans plus tard, lorsque j’ai été engagé. C’est à ce moment que j’ai fait la connaissance de Muriel Mayette ; elle avait un lien très fort avec les écritures théâtrales contemporaines et suivait de loin les travaux de la maison d’Antoine Vitez, à laquelle j’appartenais déjà à l’époque.
Lorsqu’elle a été nommée administratrice du Français par Renaud Donnedieu de Vabres en 2006, elle m’a appelé un jour, en plein été. Elle souhaitait me rencontrer. Quand nous nous sommes vus, quinze jours plus tard, à mon retour de vacances, elle m’a proposé de rejoindre son équipe pour la conseiller sur le répertoire du monde entier – du classique au contemporain – afin qu’elle puisse estimer quelles lacunes étaient à combler dans le répertoire de la Comédie-Française – notamment du point de vue du répertoire classique mondial – quels auteurs contemporains étaient à mettre en avant, et quels metteurs en scène et metteuses en scène de la nouvelle génération seraient à même d’aborder ces répertoires sous un angle nouveau, répondant à de nouvelles esthétiques.
C’est ainsi que je lui ai présenté, par exemple, Galin Stoev ; jeune metteur en scène bulgare récemment arrivé en France à l’époque, il est venu mettre en scène plusieurs pièces dans nos murs ; il est aujourd’hui le nouveau directeur du théâtre national de Toulouse. C’est ainsi également que je lui ai conseillé certaines pièces d’Ödön von Horvàth, qui n’avait jamais été monté à la Comédie Française ; deux années plus tard, Jacques Lassalle montait Figaro divorce à Richelieu… Je citerai également la mise en scène par Anne-Laure Liégeois de Une puce, épargnez-là, de l’américaine Naomi Wallace – première autrice étrangère à entrer de son vivant au répertoire de la Comédie Française, ou encore La maladie de la famille M. de l’italien Fausto Paravidino.
Personne auparavant ne faisait ce travail-là ?
Si, bien sûr, mais ça prenait une autre couleur à chaque fois. Mes prédécesseurs sont arrivés avec leurs propres bagages. Par exemple, le conseiller littéraire de Marcel Bozonnet n’avait pas de bureau dans la maison ; il s’agissait de François Regnault, traducteur aussi mais spécialiste du théâtre classique, qui avait été entre autre co-directeur du théâtre de la Commune avec Brigitte Jaques. Avant lui, du temps de Jean-Pierre Miquel, c’était Jean-Loup Rivière, qui était entre autre rédacteur en chef des Cahiers de la Comédie Française. Je n’ai pas l’immense culture théâtrale classique de ces deux confrères que j’estime énormément. Mais j’ai d’autres compétences.
Pendant sept ans, de mon côté j’ai été rédacteur en chef des « Nouveaux Cahiers de la Comédie-Française » consacrés à différents auteurs du répertoire programmés au cours des différentes saisons.
Quand Eric Ruf a été nommé administrateur de la Comédie-Française, il a souhaité que je conserve mon poste, et les tâches qu’il regroupait. Je suis donc resté, et je m’en réjouis.
Est-ce que vous réfléchissez conjointement avec Eric Ruf de la programmation à venir ?
En tant qu’administrateur, Eric Ruf est responsable de deux choses : la programmation et l’engagement des nouveaux pensionnaires. La société des comédiens prend elle aussi un certain nombre de décisions, mais pas sur la programmation. Eric Ruf ne me demande pas directement mon avis sur sa programmation. Cependant, tout au long de l’année, j’alimente sa garde rapprochée, en particulier notre directeur de production, Leonidas Strapatsakis, ou notre secrétaire générale Anne Marret, en pièces qu’il me semblerait intéressant de présenter sur l’un des trois plateaux. Ma voix est purement consultative. Ce qui compte, dans une programmation, ce sont des éléments de cohérence interne, d’équilibre entre les pièces, et un rapport stimulant entre les artistes engagés et les œuvres qu’ils vont monter. Ces éléments relèvent du talent et de la responsabilité de l’administrateur.
« Nous sommes ici dans une maison où il faut veiller à un équilibre entre les attentes d’un public fervent et respecter notre mission de découverte. »
Est-ce qu’au fil des années, vous avez la sensation que le choix des textes a pu s’ouvrir vers le monde ?
C’est indéniable mais ce processus est bien antérieur à mon arrivée. Il a commencé avec Pierre Dux, dès les années 70, et a été poursuivi avec Jean-Pierre Vincent, Vitez, Jacques Lassalle…. L’ouverture au répertoire du monde entier et au répertoire contemporain aussi d’ailleurs: Marcel Bozonnet a été le premier à faire entrer de son vivant une autrice au répertoire de la salle Richelieu ; Marie Ndiaye pour la pièce « Papa doit manger ».
N’est-ce pas une mission difficile que de donner la parole au texte contemporain au sein du Français ?
Nous sommes ici dans une maison où il faut veiller à un équilibre entre les attentes d’un public fervent, fidèle, attentif, et le respect de notre mission de découverte. On ne peut pas y présenter des choses trop frontalement. On est obligé de le faire de façon progressive, à la fois dans les écritures et les esthétiques de mise en scène. Cela dit, la maison est à l’écoute des nouvelles esthétiques. Ce que nous avons fait avec Ivo van Hove, avec Christiane Jatahy, les saisons passées, le montre. Mais il est aussi indispensable, à la Comédie-Française, de faire appel à des maîtres tel qu’Alain Françon, ou le regretté Jacques Lassalle.
Est-ce qu’il y a des textes que vous avez pu vous-même traduire au sein de la Comédie Française ?
J’ai retravaillé en partie la version française d’Arturo Ui de Brecht, parce celle qui avait été retenue s’était avérée peu propice au travail de la metteuse en scène Katharina Thalbach. Une de mes traductions était entrée au Répertoire ; elle a été présentée sur la scène de Richelieu, il y a quatre ans. C’était une pièce de Lea Doher intitulée Innocence, mise en scène par Denis Marleau. J’ai retraduit La Visite de la vieille dame pour une production au Vieux Colombier. On fait parfois appel à mes services de traducteur, en effet.
Vous dirigez aussi la Maison Antoine Vitez, le centre international de la traduction théâtrale ?
Oui, depuis près de vingt ans maintenant. Le fil rouge de mon parcours reste la traduction. Nous sommes des passeurs. Nous sommes une caisse de résonance. Nous devons nous faire l’écho d’une œuvre originale.
(Suite de notre entretien à découvrir ici => http://bit.ly/2HOxeh8) Crédits photos: Laetitia Heurteau, Esprit Paillettes.