L’invitation au voyage
Actuellement dans l’intimité du Poche Montparnasse, le comédien Samuel Labarthe nous convie à un voyage des plus passionnants, dans le temps comme dans l’espace. Il se fait le passeur de L’Usage du monde, récit de voyages du journaliste et iconographe suisse Nicolas Bouvier, qui inspira tant d’écrivains-voyageurs comme Sylvain Tesson, venu introduire le spectacle le soir de la première.
L’Usage du monde est une référence à Montaigne, fervent adepte du voyage et de l’introspection. En 1953, Nicolas Bouvier, quittant la Suisse, l’expérimente notamment avec sa Fiat Topolino toute bringuebalante, un accordéon et quatre mois d’argent de poche dans son escarcelle. « Parce que c’était lui, parce que c’était moi », il rejoint en route à Belgrade son ami le peintre Thierry Vernet. Ensemble, ils vont explorer la Turquie, l’Iran, l’Afghanistan. Se séparant à Kaboul, Nicolas Bouvier va poursuivre seul son périple jusqu’en Inde.
« Un voyage se passe de motifs. Il ne tarde à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait », écrit Nicolas Bouvier dans ce récit hauts en couleurs. Peu à peu, le spectateur se laisse entraîner par la mise à nu de l’auteur dans le récit, à son profond souci de sincérité vis-à-vis de lui-même. L’humour et la cocasserie de certaines situations sont aussi de la fête.
Tous ces pays traversés, à seulement 24 ans pour le narrateur, sont autant de contrées inconnues pour ce dernier que pour le lecteur de son époque d’il y a soixante-dix ans. Les vols charter comme Internet, inexistants alors, n’avaient pas encore accompli leur sombre tâche d’aliénante internationalisation.
Le bien joli tour de magie de Samuel Labarthe
L’adaptation d’Anne Rotenberg et de Gérald Stehr permet de donner au texte une respiration, en même temps qu’elle sait rester fidèle à son entreprise de conte. Et pour voyager, dans tous les sens du terme, la mise en scène de Catherine Schaub allie ingénieusement images et sons. La projection animée, d’une carte géographique et le montage des images extraites du livre viennent illustrer ce courageux périple ; la musique et le son participent aussi à ce dépaysement des sens.
Et au centre de ce bel ouvrage, il y a Samuel Labarthe. Il y a sa voix, son jeu tout en nuances, et l’émotion que l’on sent parfois étreindre. En un mot, il y a sa présence d’artiste-interprète.
Assis face au public, il fait goûter la dimension poétique des mots, des lieux et cette sourde sensualité de « la splendeur orientale » (comme dirait Baudelaire), en même temps que le danger et l’inconfort des routes peu sûres et des coutumes « estranges ».
Statique en apparence seulement, le travail du comédien ressemble surtout diablement à celui d’un alpiniste du texte. Il l’affronte, en effet, à travers ce travail himalayesque de la mémoire, en s’agrippant à sa paroi et à ses points d’appui, toutefois invisibles à l’œil nu du spectateur. Dans cette ascension périlleuse du seul en scène (puisqu’il s’agit ici d’un récit de voyage et non d’un objet théâtral traditionnel), il relève le défi avec succès.
Le spectateur, captivé, se frotte les yeux, soudain surpris par la brutale lumière des projecteurs qui s’éteignent et le silence recueilli qui s’en suit. On applaudit, encore un peu hagards. On aimerait rester encore un peu plus longtemps dans cette Fiat Topolino, d’une résistance finalement surprenante.
L’Usage du monde est une invitation au voyage riche et sensorielle. Et un bien joli tour de magie et de travail de la part de son comédien.
L’Usage du monde De Nicolas Bouvier Mise en scène de Catherine Schaub Adaptation de Anne Rotenberg et Gérald Stehr Avec Samuel Labarthe. Au Théâtre du Poche Montparnasse, Tel : 01 45 44 50 21. Du mardi au samedi à 19h et le dimanche à 17h30. Photos ©Emilie Brouchon