L’opéra Mithridate, les coulisses de sa scénographie
En ce début d’après-midi hivernal désespérément gris et pluvieux, mon badge « d’invitée spéciale » à la main, je franchis « l’entrée des artistes » du prestigieux Théâtre des Champs-Elysées. A J- 12 de la première, cette répétition est l’occasion pour les chanteurs de travailler pour la première fois sur le plateau où les décors de Mithridate ont été disposés. Il y règne une certaine ébullition. Coup de chance des emplois du temps de chacun, je rencontre en même temps que Dominique Schmitt, assistante à la scénographie et directrice technique adjointe à la Comédie Française, son administrateur Éric Ruf qui a conçu la scénographie de Mithridate.
Occasion inespérée de parler ensemble du travail de scénographie requis par cet opéra, créé par un Mozart alors seulement âgé de quatorze ans, à la suite d’un voyage qu’il effectue avec son père en Italie en mars 1770 (l’opéra sera créé à Milan en décembre de la même année et remportera un beau succès).
« La scénographie désigne aujourd’hui l’art de l’organisation de l’espace scénique, grâce à la coordination des moyens techniques et artistiques », nous explique très sentencieusement Wikipédia. Mais le plus simple est peut-être de demander aux intéressés comment procèdent-ils et à partir de quelles étapes ?
Du rêve de la scénographie à sa concrétisation
« C’est un projet que l’on rêve, en le dessinant, en le mettant en volume à la taille d’une boite à jouets, d’une maison de poupées, en essayant de respecter les proportions du théâtre qui accueille la scénographie. Les espaces se réfléchissent, en termes de coûts, d’optimisation de l’utilisation par les équipes des ateliers, des montages, des tournées. Tout ça doit être savamment morcelé et étudié pour que tout puisse se faire, au mieux à la fois pour satisfaire le rêve de mise en scène et de scénographie mais aussi les impératifs techniques. », nous explique Dominique Schmitt.
De l’idée du projet d’opéra jusqu’à sa réalisation, combien de temps s’écoule-t’il ? « Au moins deux ans à l’avance. On estime qu’on a le temps puis les choses s’accélèrent petit à petit. », commente en souriant, Éric Ruf.
A propos de sa collaboration avec Dominique Schmitt, il ajoute : « C’est assez organisé et en même temps, ça ne l’est pas. C’est-à-dire que de temps en temps, je travaille seul un bout d’idées. Puis, j’en parle à Dominique pour que ça rebondisse. Et on se revoit assez régulièrement. Ensuite, je passe à la maquette que je fais seul à ce moment-là et très rapidement Dominique intervient. On regarde ce que cela suppose techniquement. Après, il y a les contraintes du lieu dans lequel l’opéra va se donner. Au Théâtre des Champs-Elysées, il y a très souvent des spectacles en alternance. Comme nous travaillons tous les deux à la Comédie Française, le phénomène de l’alternance, nous le connaissons bien (rires). »
Les décors de Mithridate ont été conçus à Dijon puis montés dans leur entièreté sur le plateau de l’Opéra de Dijon. « Planter l’ensemble du décor sur le plateau nous a permis de tester la mise en volumes, la mise en forme de tous les éléments dont Éric avait rêvés. On était même dans des conditions de lumière qui, a minima, nous permettaient d’aller chercher la tonalité dont on avait besoin et qui n’est pas évidente à trouver à la lumière du jour. », explique Dominique Schmitt.
La scénographie, c’est de la « technicité folle » comme aime à le rappeler Éric Ruf ; à cela s’ajoute une bonne dose d’instinct. « Dominique est extrêmement précieuse parce qu’elle a ce pouvoir de sentir artistiquement ce que cela peut donner. Quand le rideau s’ouvre, il y a cette première impression qui est juste ou non. »
Dans la salle du Théâtre des Champs-Elysées transformée, en quelques instants, en une ruche vibrante et affairée, entre les chanteurs, les costumiers, les accessoiristes et les techniciens cachés dans le décor, je laisse Éric Ruf et Dominique Schmitt, vaquer à leurs occupations, arpenter la salle et le plateau, vérifier les lumières, les « impressions » du public, etc.
Scénographie et mise en scène : « Rien n’est détails »
Quelques jours plus tard, je rencontre le metteur en scène de Mithridate, Clément Hervieu-Léger. Je lui demande à brûle-pourpoint, comment l’idée lui est venue de ce décor unique, de « ce théâtre abandonné de son protocole de représentation », comme l’a précédemment qualifié Éric Ruf.
« Dans l’opéra de Mozart, le librettiste prend énormément de liberté avec l’unité de lieu. Et on passe, si on s’en tient au livret lui-même, de la place de Nymphée à la tente militaire de Mithridate, au jardin suspendu, à l’atrium. Bref, on change de décors tout le temps.
Or, je me suis demandé comment resserrer l’action dans un lieu qui soit purement tragique. Il n’y a qu’au théâtre où l’on fait ce genre de voyage immobile. Il y avait aussi une autre dimension importante dans Mithridate qui est celle de la guerre. Je me suis mis à rêver à ces théâtres qui, pendant la guerre, sous les bombardements, sont des lieux de vie, comme dans le livre magnifique de Sorj Chalandon, Le Quatrième Mur.
L’idée magnifique d’Éric Ruf, c’est d’avoir construit ce décor en angle. Ce qui crée tout de suite des points de vue différents. »
En répétitions, une chose m’a frappée : Clément Hervieu-Léger est avec chacun des chanteurs, accessoiristes, techniciens, costumiers, tout en étant partout à la fois. « Je suis beaucoup entre le plateau, la salle, au fur et à mesure que les questions se posent, je parle à Éric ou à Dominique, à Caroline (de Vivaise, la costumière), à Bertrand Couderc (en charge des lumières) tout en m’adressant aux chanteurs. Parce que pour moi rien n’est détail et donc cela demande de l’attention à tout et à tous. » Pour mettre à bien ses projets, Clément Hervieu-Léger s’entoure très souvent de la même équipe : « On travaille ainsi dans une grande proximité. »
Dans la mise en scène, ce qui importe à Clément Hervieu-Léger, c’est « l’engagement des corps et de ce qu’ils peuvent raconter au-delà des dialogues. » Il considère ses chanteurs à l’opéra de la même façon que ses acteurs au théâtre. « Je leur parle de la même manière, c’est certain. On peut faire du théâtre à l’opéra, il y a de l’espace pour le jeu mais il faut aussi être à l’écoute de ce que demande physiquement le fait de chanter de tels airs. »
Comment explique-t’il enfin, sa relation personnelle à l’opéra ? « D’abord, je pense que j’avais chez moi, un goût pour l’opéra lié au fait que mes parents m’y ont emmené quand j’étais enfant. Ensuite, je suis venu à l’opéra avec Patrice Chéreau parce que j’étais son assistant sur Cosi Fan Tutte et Tristan et Isolde. J’ai appris à ses côtés à quel point la maitrise du temps est absolument essentielle à l’opéra. Ça ne s’improvise pas. Personnellement, je trouve que c’est une grande chance d’avoir eu cet apprentissage avant de le faire moi-même. »
Un grand merci à Dominique Schmitt, Eric Ruf et Clément Hervieu-Léger ainsi que toute l’équipe du Théâtre des Champs-Elysées.